L’écrivaine et journaliste Isabelle Letélié a proposé , cet été, trois sessions d’ateliers d’écriture en lien avec le patrimoine du Havre. Avec les écrivants, elle a 1) arpenté St François, 2) visité la cathédrale et 3) St Joseph.
Voilà un des résultats de l’atelier 2) de genre fantastique :
Palissandre
Un manchot*. Dans un sous-sol ou une mine ou dans le ventre d’une salle des machines. De la vapeur. Des hommes, beaucoup, s’activent. Et ce manchot qui ne fait rien, qui les fixe, comme un commandeur. De l’eau, beaucoup, à flots, qui monte, monte. Le manchot n’est plus là. Il n’a peut-être pas pu nager. Il est peut-être sous ces tonnes d’eau. Du feu aussi, du feu et des soldats, du feu et de l’eau. Des soldats dans l’eau. Des soldats, mais absents : sous l’eau ? Le manchot surgit, Neptune mais un seul bras et une gueule, une vraie gueule. Tout est accéléré, comme 24 images/ seconde qui passeraient en 72. Tout est muet. Non, tout était muet. Maintenant, sur le feu, l’eau, le manchot, il y a ce bruit, ce grincement, comme si on traînait du métal sur un sol grumeleux et ça s’impose, ça devient de plus en plus fort. A crier.
Ca sonne, ça grince, ça frotte. C’est froid, c’est sombre. Je ne comprends pas. Le son s’allonge, fluctue, fort, étouffé, inquiétant, comme si… comme si c’était…. je ne sais pas. J’ai l’impression que je connais ce bruit mais à chaque fois que je crois l’identifier, les mots me fuient. Les mots fuient mais la sensation reste : désagréable, bien plus que ça : épouvantable. Oui, c’est ça, je sens l’épouvante qui monte. Le son continue et l’horreur monte. Je n’ai jamais vécu cette montée ni la sensation qu’elle ne peut pas s’arrêter. Sensation atroce. Ça grince, c’est sombre, j’ai froid. Il n’y a personne que moi, ici. Il est tard. Il fait presque nuit. Et puis, ce son, à rendre fou.
Face à ce panneau de palissandre, celui-là. C’est devant celui-là que ça a commencé. Rien devant les onze autres. Ce panneau qui provient de la chapelle du paquebot Normandie*. Le plus luxueux paquebot de l’histoire de la navigation française, « Ruban bleu », le seul de France. Enorme, décoré par les plus grands : Lalique, Dunand, Ruhlmann et ces bas-reliefs de Le Bourgeois*. Les années 30 en majesté. Une courte exploitation, quatre ans de vie et deux moments de mort, au moins deux. Deux morts et mon père a assisté à l’une d’elles. Il était là en 1942, quand le feu a pris. Il travaillait. Il n’y avait presque plus rien à enlever du décor pour faire de tout ce luxe un vulgaire transport de troupes. Une étincelle minuscule et des tonnes d’eau pour tenter de réparer, réparer quoi ? l’irréparable.
Et moi, le petit Américain, plus de cinquante après, je me retrouve, touriste bête, dans cette ville-port, devant ce panneau et ça crie, ça hurle.
Je ne savais rien de ces objets dispersés dans des musées, des collections, une cathédrale.
Je ne savais pas non plus que l’un d’eux me « parlerait ».
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* : Blaise Cendrars a voyagé sur le Normandie (et aussi Mohamed V, Douglas Fairbanks, Marlène Dietrich).
* : Le Normandie a effectué 140 traversées entre Le Havre et New York de 1935 à 1939. Elles se faisaient en 4 jours, avec plus de 1300 membres d’équipage et jusqu’à 1971 passagers.
Fin 1941, il a été réquisitionné par les USA et rebaptisé USS Lafayette pour devenir transport de troupes. Le 9 février 1942, 3 000 hommes travaillent à bord et un incendie éclate. 6 000 tonnes d’eau sont déversées par les pompiers et il chavire. Il ne reflotte que fin octobre 1943, est vendu pour démolition en octobre 1946 et démoli de janvier à octobre 1947.
* : Le sculpteur Gaston Le Bourgeois (1880-1946) a créé le Chemin de Croix de la chapelle du bateau, maintenant installé dans la cathédrale du Havre.